Pendant plus de cent ans, la science médico-légale a érigé un dogme intangible : chaque empreinte digitale est unique, un sceau infaillible d’identité. Des milliers d’enquêtes, des condamnations, des acquittements – toute une architecture judiciaire – reposent sur cette certitude. Et si tout cela n’était qu’une illusion ? Une étude révolutionnaire, portée par l’intelligence artificielle (IA), vient de fissurer ce pilier de la criminalistique, révélant une vérité troublante : la singularité des empreintes digitales pourrait n’être qu’un mirage.
Sommaire de l'article
Une IA face à 60 000 empreintes
Tout commence à l’Université de Columbia, où Gabe Guo, étudiant en ingénierie, décide de défier les conventions. Avec son équipe, il entraîne un modèle d’IA – un réseau contrastif profond – sur une base de données publique de 60 000 empreintes digitales, fournie par le gouvernement américain. L’objectif ? Tester une hypothèse audacieuse : et si les empreintes de doigts différents d’une même personne partageaient des similitudes insoupçonnées ?
Les résultats, publiés le 12 janvier 2024 dans la revue Science Advances (DOI : 10.1126/sciadv.adi0329), sont sidérants. L’algorithme atteint une précision de 77 % pour déterminer si deux empreintes, issues de doigts distincts, appartiennent au même individu. Avec plusieurs échantillons, ce taux dépasse les 90 %. « Nous avons découvert que les empreintes ne sont pas aussi indépendantes qu’on le pensait », explique Guo dans un communiqué relayé par la BBC (« AI can tell if prints from two different fingers belong to same person », 12 janvier 2024).
Une révolution dans l’ombre des courbes
Là où les experts traditionnels scrutent les « minuties » – ces bifurcations et extrémités des crêtes qui forment la signature classique d’une empreinte –, l’IA adopte une approche radicalement différente. Elle se focalise sur les tourbillons centraux, les angles subtils, les motifs invisibles à l’œil nu. « C’est comme si l’algorithme voyait une empreinte d’une manière totalement nouvelle », note Hod Lipson, co-auteur de l’étude, dans une interview à Science News (15 janvier 2024).
Cette percée n’a pas été accueillie à bras ouverts. Soumise à une revue médico-légale, l’étude est d’abord rejetée. « Tout le monde sait que chaque empreinte est unique », rétorquent les sceptiques. Mais après deux refus et des ajustements rigoureux, elle est validée par Science Advances, marquant le début d’une onde de choc dans le monde judiciaire.
Un siècle de certitudes ébranlé
Depuis les travaux fondateurs de Sir Francis Galton en 1892, qui établissaient l’unicité des empreintes digitales, la criminalistique s’est appuyée sur cette science comme sur un roc. Aujourd’hui, l’IA de Guo ne nie pas totalement cette unicité entre individus différents, mais elle prouve que les doigts d’une même personne partagent des « signatures » communes. Une nuance qui pourrait tout changer.
Imaginez les implications : des scènes de crime autrefois jugées distinctes pourraient être reliées par un suspect unique. Des « cold cases », ces affaires non résolues, pourraient trouver un second souffle. Et surtout, des innocents, condamnés sur la base d’une science imparfaite, pourraient réclamer justice. « C’est une piste prometteuse, mais pas encore une preuve admissible au tribunal », tempère Christophe Champod, expert en empreintes à l’Université de Lausanne, interrogé par The Guardian (13 janvier 2024).
La vérité, un mensonge recyclable ?
Ce bouleversement dépasse la simple technique. Il interroge notre rapport à la vérité elle-même. Pendant un siècle, nous avons cru en une méthode infaillible, un pilier de certitude dans un monde chaotique. Et voici qu’un étudiant, armé d’un algorithme, démontre que cette vérité n’était qu’une approximation. « L’IA ne se contente pas de booster notre productivité, elle redéfinit ce que nous tenons pour acquis », souligne Lipson.
Pourtant, la révolution n’est pas totale. Les empreintes partielles ou dégradées, fréquentes sur les scènes de crime, restent un défi pour cet outil. Et une base de données bien plus vaste sera nécessaire pour confirmer ces résultats à l’échelle globale. Comme le note l’étude, « nous sommes au début d’un chemin, pas à son terme ».
Vers une justice augmentée
Alors, la vérité est-elle un mensonge ? Pas tout à fait. Elle est plutôt une construction fragile, prête à être démontée et reconstruite par ceux qui osent la questionner. Hier, c’étaient les pionniers comme Galton. Aujourd’hui, ce sont des étudiants et des algorithmes. Demain, peut-être, une justice augmentée par l’IA offrira des réponses plus précises – ou soulèvera des doutes encore plus profonds.
Une chose est sûre : dans cette ère où les machines scrutent l’invisible, les dogmes ne tiennent plus. La criminalistique, comme la vérité, est en pleine métamorphose. Et nous n’en sommes qu’aux prémices.
Sources :
- Guo, G., et al. (2024). « Unveiling intra-person fingerprint similarity via deep contrastive learning ». Science Advances. DOI : 10.1126/sciadv.adi0329.
- BBC News. « AI can tell if prints from two different fingers belong to same person », 12 janvier 2024.
- Science News. « AI finds hidden patterns in fingerprints », 15 janvier 2024.
- The Guardian. « Fingerprint study challenges forensic certainty », 13 janvier 2024.